Le Luxembourg va-t-il devoir se présenter devant un tribunal arbitral à la demande de l’oligarque russe Mikhail Fridman qui réclame au pays 14,6milliards d’euros en dédommagement du gel de ses actifs? Le sujet devrait occuper l’agenda gouvernemental ces prochaines semaines. Et il est probable que le Premier ministre précise la position du gouvernement sur cette affaire après quinze jours d’analyse avec ses conseillers juridiques dès ce 4septembre à la sortie du conseil de gouvernement de rentrée. En attendant de connaître la position du gouvernement, qu’est-ce qu’une telle procédure peut impliquer pour le Luxembourg? Pour faire un état des lieux, Paperjam a interrogé Javier Garcia Olmedo, chercheur à la Faculté de droit de l’Université du Luxembourg et senior counsel chez Bonn Steichen & Partners (BSP).
Résumé des faits
Petit retour en arrière: suite à l’agression russe contre l’Ukraine, l’UE a multiplié les sanctions contre la Russie, ses gouvernants, son état-major et des personnalités réputées proches de VladimirPoutine. Dont l’oligarque russe Mikhail Fridman qui avait fait du Luxembourg le centre opérationnel pour ses investissem*nts internationaux. Le 10avril dernier, la Cour de justice de l’UE a statué que Mikhail Fridman et son associé Petr Aven avaient été inscrits de manière injustifiée par le Conseil de l’UE sur la liste des personnes soumises à des sanctions. Sans ordonner le dégel de leurs biens. C’est la clé de l’affaire.
Un tel dégel nécessiterait un vote à l’unanimité des membres du Conseil de l’UE. «Blanchi», Mikhail Fridman entend récupérer ses actifs et pour ce faire, il réclame au Luxembourg qui a appliqué les sanctions la restitution de ses biens et des dommages et intérêts pour le préjudice subi. Soit 14,6milliards d’euros (15,8milliards de dollars). Sans réponse du Luxembourg, il se tourne vers la solution de l’arbitrage afin que son litige soit tranché en vertu des règles de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Un arbitrage dont il souhaite qu’il se tienne à Hong Kong.
Pour lui, le gel de ses avoirs constitue une expropriation illégale; et conseillé par de nombreux cabinets d’avocats –dont Omnia Strategy dirigé à Londres par Cherie Blair, l’épouse de l’ex-Premier ministre travailliste TonyBlair et l’étude parisienne Kiejman Marembert–, il invoque un traité conclu en1989avec l’Union soviétique conjointement avec la Belgique. Traité qui protège les actifs des investisseurs contre l’expropriation, la nationalisation ou «toute autre mesure ayant des effets similaires». Une procédure d’arbitrage qui en laisse présumer d’autres selon Javier Garcia Olmedo, car des centaines de traités protégeant les intérêts des investisseurs russes comme celui de 1989 existent.
L’analyse de l’expert
Pourquoi, selon vous, les conseillers de Mikhail Fridman l’ont amené à recourir à un arbitrage?
Javier GarciaOlmedo: –«Tactiquement, deux choix s’ouvraient pour Mikhail Fridman suite à sa désinscription de la liste des personnes soumises à des sanctions. La première, saisir un tribunal au Luxembourg n’offrait aucun intérêt, car les juridictions luxembourgeoises respecteront le droit européen et donc le principe de la saisie des actifs qui n’a pas été remise en cause. Il restait donc la voie de l’arbitrage international. Une option que les dispositions du traité de 1989 lui ouvrent dans le cas où le Luxembourg adopte une mesure qui cause un dommage à un investisseur russe.
Le traité prévoit le recours soit à un arbitrage institutionnel selon le règlement d’arbitrage de la Stockholm Chamber of Commerce, soit un arbitrage ad hoc. L’arbitrage institutionnel est mené conformément aux règles de procédure publiées par une institution d’arbitrage particulière (un centre d’arbitrage), qui «gère» généralement l’arbitrage. Si les parties choisissent un arbitrage institutionnel, la désignation de l’institution d’arbitrage doit figurer dans la convention d’arbitrage, bien qu’il puisse également être convenu ultérieurement, quand le litige a éclaté, si les parties le souhaitent.
Les institutions d’arbitrage plus connues sont la Chambre de commerce de Paris, la London Court of International Arbitration ou le Stockholm Chamber of Commerce (SCC) Arbitration Institute. L’arbitrage ad hoc est mené sans recours à une autorité administrative et, habituellement, sans l’aide de règles de procédure institutionnelles. Cependant, les parties adhèrent parfois à un ensemble de règles de procédure préexistantes conçues pour régir les arbitrages ad hoc (comme le ).
Pourquoi avoir choisi un arbitrage ad hoc alors que l’arbitrage institutionnel est dans les affaires d’investissem*nt plus efficace et plus rapide? Cela peut être dû au fait que le SCC Arbitration Institute est situé en Suède, un pays européen lié aux États ayant pris part aux sanctions contre la Russie, d'autant plus que les mesures adoptées à son encontre par le Luxembourg sont des mesures européennes.
Doit-on voir dans le choix de Hong Kong comme place d’arbitrage une volonté d’échapper à la dimension géopolitique de ce dossier?
«Le siège de l’arbitrage liant la procédure d’arbitrage et la sentence à un système juridique national spécifique. Le choix du siège de l’arbitrage implique des conséquences juridiques importantes, entre autres si les tribunaux étatiques soutiendront ou interféreront avec le processus arbitral.
Et l’aspect le plus important, c’est qu’à la fin de l’arbitrage, si une partie conteste le résultat, le tribunal étatique pourra l’annuler. Dans chaque pays, il y a une loi sur l’arbitrage –au Luxembourg aussi– qui contient les différents motifs pour lesquels une sentence arbitrale peut être annulée. Cela doit être évidemment des raisons graves et limitées comme le vice du consentement ou l’absence d’impartialité du tribunal. C’est pour moi l’aspect le plus important dans le choix de Hong Kong. Hong Kong est une juridiction favorable à l’arbitrage et les tribunaux étatiques y respecteront en principe la clause d’arbitrage et soutiendront les parties et le tribunal arbitral pendant l’arbitrage si nécessaire.
Le Luxembourg peut-il refuser de participer à cette procédure d’arbitrage?
«Il peut refuser. Cela arrive. Si le Luxembourg ne fait rien, Fridman peut demander au secrétaire général de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye de nommer un arbitre pour le Luxembourg et le président de la cour arbitrale. Comme cela, si une partie fait défaut, la procédure peut continuer. La question qui se pose serait alors de savoir ce qui se passe après si le Luxembourg est condamné par défaut par le tribunal arbitral. Je serais surpris que le Luxembourg ne participe pas à l’arbitrage.
Combien de temps peut durer une telle procédure?
«Dans un arbitrage commercial, la procédure est rapide. Mais quand un État est impliqué, les processus sont plus compliqués, car des questions de droit public entrent en ligne de compte. En général, les États sont attaqués pour avoir pris des mesures nationales. Ce n’est pas le cas ici: l’arbitrage se fait dans un contexte de sanctions économiques internationales qui lient le Luxembourg. Cela va être un dossier compliqué. Pour moi, la procédure pourrait durer de deux à cinq ans si les choses se déroulent normalement et que les parties n’adoptent pas une stratégie d’obstruction procédurale.
Dans l’hypothèse où le Luxembourg serait condamné, comment les avocats de Mikhail Fridman pourraient-ils faire exécuter une telle décision?
«Normalement, un État doit se conformer volontairement à une sentence arbitrale. Il y a deux conventions internationales qui ont été signées par tous les États: la convention internationale pour le règlement des différends relatifs à l’investissem*nt et la convention de New York pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales. Ici, c’est cette dernière qui s’applique. L’exécutif de la décision est de droit sauf en cas de vice de procédure de l’arbitrage ou s’il y a une atteinte à l’intérêt public.
Si le Luxembourg refuse de se conformer à la sentence, les avocats de Mikhail Fridman pourront faire saisir dans les pays parties à la convention de New York les actifs du Luxembourg en lançant une procédure d’exécution durant laquelle le Luxembourg pourra faire valoir ses arguments pour éviter une saisie. Il est peu probable que Fridman lancera une telle procédure dans un État de l’UE. Il tentera sa chance ailleurs.»